Appropriation culturelle, entrepreneuriat et graphisme avec Âme Assitan
Qu’est ce que l’appropriation culturelle ? Qui peut en faire ? Est-ce que seules les grandes entreprises sont concernées ? Et comment pouvons-nous faire pour éviter de tomber dans de l’appropriation culturelle ?
Nous avons échangé sur ce sujet avec Âme Assitan (ael), coach en image, spécialiste d’une mode décoloniale, éthique et vegan. Âme conseille aussi les marques de la mode éthique sur leur image et leur business plan pour être dans une approche intersectionnelle.
Cet échange fait parti de l’édition 2 de la newsletter Résonance, dans laquelle j’ai pu analyser l’appropriation culturelle d’un point de vue de designer et ce que cela signifiait sur notre pratique. Pour info, je mettrais les newsletter en ligne publiquement pus tard, que tu puisses y avoir accès 🙂 Il n’y a pas de version audio de cet échange pour le moment car l’enregistrement était surtout pour simplifier notre discussion !
Je remercie chaleureusement Âme d’avoir accepté l’invitation à cet échange, qui permet de créer un dossier complet autour de l’appropriation culturelle et de notre rôle en tant qu’entreprise, TPE, PME et graphiste ! Bonne lecture et n’hésite pas à nous faire un retour sur nos réseaux 😉
Vocabulaire et infos
- K-Pop : abréviation de Korean Pop, qui regroupe plusieurs genres musicaux originaires de la Corée du Sud
- Whitewashing : fait de blanchir quelqu’un ou quelque chose dans l’objectif de rentrer dans les codes culturels et sociaux occidentaux. Souvent entendu au cinéma quand des personnages racisés sont joués par des acteurices blanc·hes. Exemple : Emma Stone interprète une personnage aux origines hawaïennes et chinoises dans « Aloha ». On parle aussi de blanchiment culturel.
- Avertissement de contenus : on parle d’appropriation culturelle, donc l’invisibilisation, l’irrespect, l’exotisme et la stigmatisation de communautés minorisées sont au cœur du sujet.
Le sommaire :
- Introduction
- Appropriation ou appréciation ?
- Passion et business
- Exotisme, fétichisation et appropriation culturelle
- L’appropriation culturelle au coeur des tendances
- Des cultures invisibilisées par un manque de connaissances
- S’inspirer sans s’approprier
Introduction
Qu’est ce que l’appropriation culturelle ?
Jojo : Hello Âme ! Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Âme : Âme, 25ans et je bosse depuis 2 ans à mon compte. J’ai 2 casquettes, une partie B to C de coaching en image. J’aide les personnes à trouver un style qui leur corresponde avec une perspective éthique : une mode éco-responsable, vegan, qui n’est pas dans l’appropriation culturelle ou dans l’exploitation d’autres êtres humains. Je dirais une mode intersectionnelle au final ! Et puis, à côté j’ai la partie B to B où j’accompagne des entrepeneureuses qui souhaitent créer leur marque dans la mode éthique ou dans l’agro-alimentaire mais toujours avec l’angle éco-responsable et inclusif. Ce sont 2 secteurs que j’aime bien. Je ne parle pas beaucoup de la partie agro-alimentaire sur mon blog mais en gros je les accompagne sur la partie business plan, conseils en entreprise, valeurs etc.
Jojo : Sur ton instagram, tu es beaucoup dans la pédagogie, la vulgarisation autour de la mode éco-responsable. Je t’ai connu en premier autour des questions de genre mais aussi sur l’appropriation culturelle. Pour cette raison, je voulais en parler avec toi car ce que tu partageais était si clair ! Peux-tu nous définir ce qu’est l’appropriation culturelle en général ?
Âme : Au sens large, c’est s’approprier un élément d’une autre culture, une culture qui n’est pas la sienne à la base. On peut se l’approprier pour son profit personnel car on trouve ça joli et intéressant. Dans ce cas-là, on la vide de toute son essence. Ou on se l’approprie pour en faire un business et on profite économiquement d’un aspect culturel qui n’est pas le nôtre et sans retribution.
Quand on parle d’appropriation culturelle, il y a deux éléments qui sont importants :
- l’invisibilisation de la culture d’origine
- le profit que la personne qui s’approprie cette culture va faire.
Ça peut être un profit financier, un profit culturel, un profit personnel car on va créer une tendance et on va devenir l’influenceureuse à la mode. N’importe quel type de profit finalement mais ce sont les 2 notions à retenir.
Jojo : Est-ce que tu as quelques exemples pour bien comprendre ?
Âme : Les “Kim K Braids” de Kim Kardashian. Je dis de Kim Kardashian mais en fait non, car c’est une coiffure qu’on fait beaucoup en Afrique de l’ouest, les tresses collées ou les cornrows. Ce n’était pas forcément connu et Kim Kardashian a arboré cette coiffure à un évènement, ça a été renommé et vidé de son essence. Ce qui amène à l’invisibilisation de la culture d’origine. Dans la mode, il y a 6-7ans, Stella Mccartney avait fait un défilé avec des robes fortement inspirées des boubous d’Afrique de l’ouest, sans donner crédit. Du coup, appropriation complète d’un design et d’un tissu. Et en terme de marque, je cite souvent l’exemple de Panafrica qui est une marque détestée dans le milieu des personnes racisées d’Instagram. C’est un cas un peu plus complexe car iels disent qu’iels utilisent du wax d’Afrique de l’ouest. Mais il y a une invisibilisation des motifs car ces motifs ont des significations. Et Panafrica met uniquement en avant le côté joyeux, coloré des tissus, qui sont complètement dénaturés pour être sur des baskets. Ce qui en soit ne serait pas problématique si on donnait crédit et on expliquait les motifs, ce qu’ils représentent. Et sans aussi placarder des symboles d’exotisme qui donnent envie aux consommateurices français·es. Exemple : les baskets portent le nom de villes mais le tissu wax ne vient même pas du lieu.
Appropriation ou appréciation ?
Jojo : Quelle différence avec l’appréciation culturelle ? Car on entend souvent des personnes expliquer que, lorsqu’iels utilisent une culture qui n’est pas la leur dans leur entreprise, c’est par respect et hommage pour cette culture.
Âme : Dans l’appropriation, on ne donne pas crédit, dans l’appréciation on va créditer à chaque fois, dire d’où ça vient. Par exemple sur la gastronomie, on va expliquer d’où vient le plat pour participer à désinvisibiliser la culture dans laquelle on a pioché et on va la valoriser. Ce sont souvent des cultures qui ne sont pas valorisées, on les voit uniquement par un spectre négatif : ce sont des pays pauvres, des pays du sud, etc. Donc c’est intéressant de changer cette approche et ce discours.
Et puis dans l’appréciation, il y a une façon de se mettre sur un pied d’égalité. Et aussi une question de partage plutôt que de prendre ce qui nous plait et de le refaire à notre sauce. Donc simplement, apprendre de ces cultures, discuter avec des personnes qui sont concernées, élever leurs voix si on en a la possibilité et se mettre dans une optique de partage plutôt que “je prends ce qui me plait et de toute façon, ces personnes ne peuvent rien dire car ça leur fait du bien d’être valorisé·es grâce à la visibilité que je peux leur apporter.” Sortir de cette pensée-là qui est un des vestiges de la pensée coloniale.
Jojo : C’est vrai que y’a ce côté “je visibilise ces personnes, ces cultures” mais on ne visibilise rien car on se les approprie en visibilisant uniquement le pays d’où ça vient et encore !
Âme : Et puis si on veut vraiment visibiliser ces cultures car on a une connexion avec, ce qui n’est pas un problème. Mais si on veut vraiment changer les choses, on les visibilise directement. Pas par notre intermédiaire. On leur donne notre micro et on les laisse profiter de notre statut un peu plus privilégié de façon directe.
L’appropriation culturelle dans tous les domaines ?
Jojo : Le terme « appropriation culturelle » est assez connu dans la mode ou la cuisine mais nous n’en parlons pas du tout dans le graphisme et encore peu dans le monde de l’entrepreneuriat global. Est-ce que l’appropriation culturelle peut se faire dans tous domaines professionnels ?
Âme : Oui, je pense que c’est dans tous les domaines. Car l’AC découle directement du système raciste et colonial qui est inhérent à notre société. Vu que le racisme est systémique, tout ce qui en découle (appropriation culturelle, syndrome du sauveur blanc, colorisme, volontourisme…) sont présents partout dans la société.
Jojo : Aurais-tu une idée de pourquoi on n’en parle encore peu dans ces deux domaines à la différence de la mode ou la cuisine ?
Âme : Car la mode et la cuisine sont des secteurs qui parlent à tout le monde ! Y’a toujours quelqu’un qui est intéressé·e par la cuisine ou la mode car ce sont des secteurs de la grande consommation. Ils englobent beaucoup de personnes et sont très présents dans la société. Donc on le verra facilement quand quelque chose ne va pas. Pour le graphisme, il vient assister ces entreprises : exemple, la personne en charge du graphisme va être là pour faire le logo, les visuels mais en assistance du concept de l’entreprise. Donc si on doit attaquer quelque chose, on va attaquer le concept plutôt que les choses qui viennent en soutien. Qu’on viendra surement attaquer après mais une fois qu’on aura démantelé le noeud du problème.
Jojo : C’est vrai que le graphisme ne part pas de rien. Il y a un concept, une entreprise, une personne. La source est là et ensuite, il y a ce qui gravite autour. Ça m’avait pas mal surpris de trouver peu de ressources autour du sujet ! Alors que quand j’ai pris conscience qu’on pouvait s’approprier des cultures dans le graphisme, j’étais un peu “bah oui bien sûr, pourquoi tu n’y as pas pensé !” Quand j’en ai parlé à 2 collègues graphistes, elles aussi se posaient la question mais sans savoir quoi faire. Car on ne nous en parle pas. Voir à l’école, on nous pousse à nous inspirer des cultures non occidentales et on s’intéresse uniquement à la partie esthétique. On nous pousse dedans sans nous expliquer ce que ça signifie.
Âme : Pareil en école de mode et je pense que c’est dans tous les domaines artistiques. On nous incite à chercher de l’inspiration, c’est le mot d’ordre. Mais de la façon dont elle est faite, cette inspiration, elle s’inscrit dans une dimension coloniale. Car on n’a pas déconstruit la société et ça parait normal pour nos profs de nous dire “allez chercher là et on s’en fout, c’est de l’inspiration.” Et ça invisibilise ces cultures alors qu’elles n’en ont pas forcément besoin.
Jojo : Et tu vois, dans l’univers du graphisme, je me suis rendu compte que j’étais incapable de citer des artistes non occidentaux et ça m’a choqué. Déjà citer des femmes, c’est complexe mais dès que tu sors des artistes occidentaux… Comme si on avait inventé l’art alors que non !
Âme : Totalement et au niveau des musées, avec la section “arts primitifs” qui sont des oeuvres d’arts volés en Afrique.
Jojo: J’avais vu un reel qui m’avait fait rire (enfin rire triste). C’était une personne qui disait qu’elle allait au musée National de Londres. Et enfait, elle expliquait qu’il n’y avait aucune oeuvre d’art anglaise, que c’était uniquement des oeuvres d’arts d’autres pays, cultures et souvent volées.
Le double standard
Jojo : Pour finir sur cette introduction, je voulais parler de la notion de double standard dans l’appropriation culturelle. Je ne sais pas comment tourner la question et si mes mots sont bofs, n’hésite pas à me le dire. J’avais vu une marque qui disait avoir “créé” les écharpes de portage et qui était encensée car “ça protégeait l’enfant, etc”. Et qui était vu comme un projet génial ! Ado, je me souviens que j’entendais des personnes françaises critiquer les femmes noires qui portaient leur enfant ainsi. Et y’a quelques mois, j’ai aussi lu un article sur les femmes colombiennes qui portaient leurs enfants avec des écharpes et pareil, c’était mal perçu. C’est le même produit mais quand c’est un produit utilisé dans un pays non occidental, c’est vu comme maltraitant, et dans un pays occidental, c’est perdu comme génial et novateur.
Âme : C’est totalement lié à l’AC et c’en est un symptôme. Même si pas forcément cité dans ma définition du début, ce double standard en découle. Quand tu es de cette culture, l’élément va être perçu comme primaire, exotique dans « le meilleur des cas ». Et une fois qu’il est récupéré par la culture occidentale, on va l’occidentaliser, le white-whasher et l’adapter à la “culture blanche” et là, ça devient stylé. Une fois qu’il est vidé de son symbolisme et son essence et qu’il est rendu bien capitaliste, ça devient cool. Ce double standard existe car, quand c’est porté de façon traditionnelle ou que c’est porté par une personne racisée, la personne occidentale pensera qu’elle est dans le communautarisme. C’est de là d’où vient le double standard : white washé c’est bien, quand c’est utilisé par une personne dont c’est la culture, c’est associé à l’exotisme et au communautarisme. Et ça devient un synonyme de non-intégration et de non-assimilation.
Appropriation culturelle et entrepreneuriat
Passion et business
Jojo : En tant qu’entrepreneureuse, sur quels éléments dois-je faire attention pour ne pas tomber dans de l’appropriation culturelle vis à vis d’un métier ? Car il y a beaucoup de personnes qui deviennent professeureuses de yoga, qui vendent des produits issus d’une autre culture car iels sont passionné·es. Mais finalement, on est déjà dans de l’AC vu qu’on créé un business qui prend sa source dans une autre culture que la notre, non ?
Âme : Ouais, bah c’est ça le problème [rigole] ! On y est déjà donc on peut essayer de limiter la casse. Déjà utiliser nos plateformes pour rendre visible les personnes à qui on a “emprunté” la culture, donner la parole, leur donner crédit aussi. Éventuellement, si y’a un déséquilibre financier, donner un % ou collaborer avec ces personnes (conseils, relecture, donner des cours…). Ça peut être déjà pas mal pour rééquilibrer un peu la balance du mieux qu’on peut.
Jojo: Est-ce que par exemple, si j’ai une entreprise de vêtements traditionnels qui s’inspirent du Japon. Est-ce que si je travaille avec un atelier de ce pays, où les personnes sont respectées et payées correctement, ça suffit ? Car finalement, ces personnes ne seront pas visiblisées vu que c’est moi le porteur de marque. On peut mettre en avant l’atelier, présenter les personnes qui y bossent ? Ça peut y participer ?
Âme : Alors moi, ma question, dans ce scénario hypothétique, pourquoi tu veux faire une entreprise autour de ce vêtement traditionnel ? Quel usage tu veux en faire ? On va prendre l’exemple du kimono. Pourquoi tu voudrais vendre des kimonos en France ? On n’en a pas l’usage, c’est un vêtement traditionnel qui est utilisé pour des cérémonies. Tu vas le vendre à des personnes blanches occidentales qui n’en auront pas l’utilité. Et si l’utilité, c’est pour des soirées déguisées, c’est juste insultant. Et si tu veux le vendre à des personnes franco-japonaise, y’a de grandes chances qu’elles aient déjà leur kimono qu’elles ont acheté au Japon. Pourquoi elles achèteraient via toi qui n’est pas de cette culture ? Par exemple, moi je n’irais pas acheter ma tenue de mariage en wax ou en bazin a une personne qui n’est pas afro-descendante. Car je ne veux pas donner mon argent a quelqu’un qui se fait du profit sur ma culture.
Donc si ton public, ce sont les personnes franco-japonaise, ton business va couler. Si ton business est pour les personnes françaises blanches, bah ce n’est pas okey. Car je ne sais pas ce qu’elles vont en faire de ce kimono. Donc ma question est là : pour toute personne qui souhaite faire un business autour d’un aspect traditionnel d’un culture qui n’est pas la sienne, pourquoi ? Et à la limite, si vraiment il y a un marché, ne pas devenir porteureuse de marque et tu mets en avant une entreprise pour l’aider à s’implanter en France par exemple !
Jojo: Donc au final, se poser la question du pourquoi on le fait, pour qui, qu’est ce qu’on peut apporter, détruire et invisibiliser.
Âme : Et se poser la question “quelle est ma valeur ajoutée ? » Si notre business touche à l’AC, y’a de grandes choses que notre réponse soit très marquée par les stéréotypes, la pensée coloniale et qu’elle soit légèrement prétentieuse sur les bords !
Jojo: Mais si je suis passionné·e par une culture et que je souhaite la mettre au coeur de mon métier c’est un hommage que je fais, non ?
Âme : Pareil, si tu créés ton hommage, est ce que tu invisibilises la culture d’origine ? Sachant que ta voix va être plus perçue que celles dont c’est la culture et qui se battent depuis longtemps contre des discriminations. Toi, tu vois le côté shiny et tout beau mais on est dans une société raciste. Toi, tu vois le côté esthétique mais tu ne vois pas l’aspect négatif et les discriminations car “non je préfère rester dans le côté positif”. Bah c’est pas hyper chouette comme démarche. Et tu te fais du bénéfice là-dessus, sans donner crédit. Là, tu n’es pas dans la compréhension de la culture que tu adules si fort.
Si notre business touche à l’AC, y’a de grandes choses que notre réponse soit très marquée par les stéréotypes, la pensée coloniale et qu’elle soit légèrement prétentieuse sur les bords !
Exotisme, fétichisation et appropriation culturelle
Jojo : Tu utilises le terme “aduler” et qui pour moi est un terme un peu dangereux et exotisant quand on parle d’une autre culture. Est ce que y’a pas quelque chose qui fait qu’on ne voit que le côté esthétique, joyeux, beau ? Et finalement on ne prend qu’un côté de la culture mais pas le reste car c’est triste, perçu comme misérable, etc ?
Âme : C’est tout à fait ça ! Il faut se demander pourquoi on a une telle passion pour ces cultures-là. Est-ce qu’on est pas dans la fétichisation ? Parfois, oui, dans beaucoup de cas même. Il y a une question de déconstruire notre attirance à certaines cultures : est-ce un vrai intérêt a une histoire, un peuple, une esthétisme, est-ce complet et renseigné ? Ou est ce qu’un phénomène de tendance ou de “je ne fais pas comme les autres” ?
Par exemple, je pense à l’engouement autour de la Corée du Sud. Et en soit c’est pas un problème, moi j’écoute de la k-pop, je regardes des dramas coréens et chinois, je regarde des animés japonais… Mais y’a beaucoup de gens qui sont sur de la fétichisation et de l’exotisation de cette culture et des corps des personnes. Et ces personnes sont vidées de leur essence car elles sont tellement white-washées pour attirer les personnes blanches occidentales. Il ne reste plus grand chose de la culture d’origine dans certains animés, dans certains cosplays. Il suffit que tu te balades sur tik-tok, dans le #Cosplay, y’a que des blanc·hes. Y’a zéro personne japonaise et là tu te dis « okey, le truc a clairement été récupéré ». Et, soit les japonais·ses n’en veulent plus car ça a été whitewashé et iels se disent « okey ça ne nous appartient plus ». Soit ces personnes ont été invisibilisé par le nombre de personnes blanches. Dans tous les cas, il y a un souci.
Jojo : Je m’étais un peu intéressé à la K-Pop pour un autre sujet et j’avais lu que y’avait de gros problèmes, que ce soit au niveau du maquillage, des peaux blanchies. Même certains traits du visage, tout est fait pour que les idoles ressemblent plus à des personnes blanches occidentales. Quand je me suis rendu compte du profit et capitalisme autour de la K-pop, ça m’avait choqué. On parle de personnes mais tout est contrôlé pour correspondre à ce que souhaite le public.
Âme : Ouais et la K-pop c’est une industrie assez fascinante, très sombre. Et ça me fascine de creuser pour comprendre. En fait, la K-pop c’est un instrument de soft power de la Corée du Sud et du gouvernement pour étendre son pouvoir au niveau géopolitique, par une influence culturelle. Et ça passe par la K-pop où les idoles deviennent des produits de consommation. Iels sont standardisé·es. Donc y’a des critères de beauté qui doivent être légèrement exotisants mais quand même avec des critères occidentalisés pour ne pas que ça soit « trop ». Et que les personnes blanches occidentales puisses les fétichiser car ça leur ressemble mais pas trop. Ces personnes sont donc des produits standardisés qui font parties de la société capitaliste.
Jojo : J’avais compris que chaque groupe pouvait avoir une quarantaine de membres mais qu’on ne connaissait souvent que les plus connus. Et souvent, chaque idole correspondait aux envies de la cible. Quand j’ai lu ça, j’avais l’impression d’être dans un jeu vidéo où on me proposait des avatars !
L’appropriation culturelle au coeur des tendances
Jojo : On a beaucoup mal parlé de la mode mais ça peut se passer au niveau des produits ! Par exemple les bols en bambou ou noix de coco qui deviennent un vrai business.
Âme : Oui c’est vraiment dans tout. Le zéro déchet, on a l’impression qu’on l’a inventé en Europe y’a 5/10ans mais en Afrique, le zéro-déchet existe depuis toujours ! Et tant mieux qu’on y passe mais non, ce n’est pas très nouveau.
Jojo: Et au niveau des pratiques comme le reiki, l’ayurveda, le yoga… Est-ce la même problématique ?
Âme : En soit, y’a pas de problèmes avec les personnes qui enseignent ces pratiques en France. Du moment qu’iels ont été formées par des personnes dont c’est la culture car y’a rétribution et crédit. Après y’a des pincettes à prendre dans tout. Il y a aussi des personnes qui ne sont pas formées et qui vont utiliser les mots comme des buzzword sans s’être renseigné·e. Vu que c’est tendance en ce moment, on surfe sur l’exotisme et cela vide totalement les cultures d’origines pour faire du chiffre. Et même si on a fait sa formation dans un pays d’origine, qu’on revient et qu’on met ces symboles partout, sur son site, sa carte de visite, on utilise les mots pour attirer une clientèle française, c’est pareil. On est sur du sensationnel et de l’exotisation. Juste être sur une pratique honnête et de partage.
Appropriation culturelle et graphisme
Quelle posture adopter en tant que graphiste ?
Jojo : Parfaite transition sur le graphisme. Tu as parlé d’éléments, de symboles qu’on peut mettre sur ses cartes de visite ou sur son site. Le souci, en tant que graphiste, nous devons parfois créer pour des projets qui ont comme point central une culture qui n’est pas la notre. Comment se positionner vis à vis de la création ? Car nous ne sommes pas “garant·e” du projet mais juste “mandaté·e” par quelqu’un ? Doit-on prendre position et “éduquer” notre clientèle si iel n’est pas au courant de l’appropriation culturelle ? Car on n’est qu’un maillon de la chaine mais c’est nous qui allons faire l’image.
Âme : Déjà ça dépend. Si la personne est de cette culture, on n’a rien à lui dire même si iel n’a pas tout déconstruit. Surtout si on est pas de cette culture nous-même ! Ensuite, ça dépend si on a un brief et qui, explicitement, nous demande d’utiliser tel ou tel symbole cliché qui parlera à notre audience. Si nous, ça nous pose problème, on peut soulever le sujet. Voir comment la personne réagit, si on peut suggérer une autre façon de voir les choses, proposer un autre graphisme, etc. Pour ne pas tomber dans cette appropriation qui peut faire des dégâts.
Si on n’a pas de brief, on ne fait pas d’AC, c’est tout. Si on a fait des suggestions mais que ça ne passe pas, c’est à nous de décider : est-ce que je continue ou est ce que je refuse ? Mais là, arrive le souci économique car parfois on est obligé d’accepter des projets sur lesquels on est pas aligné avec nos valeurs. Mais déjà, avoir tous ces éléments en tête pour faire un choix éclairé, c’est important.
Jojo: Déjà, ce qu’on peut conseiller c’est de faire des recherches autour des symboles qu’on voit et/ou qu’on veut utiliser. Ne pas essentialiser un symbole, les figures mythologiques. Se demander « qu’est ce que ça signifie ? D’où vient ce symbole ? » Et si on prend le projet et qu’on doit utiliser ces symboles, on peut visibiliser les recherches, l’historique, la culture… Sans être en mode “je réclame ma médaille car j’ai fait mes recherches” mais juste visibiliser qu’on a conscience que nos choix ne sont pas okey. Dans le passé, j’ai fait de l’appropriation culturelle pour un ancien projet de yoga. Je me suis retrouvé à utiliser des symboles sur lesquels je n’étais pas sûr de la signification. Le projet n’est plus en ligne mais ce n’est pas parce personne m’a dit que ce que je faisais n’allait pas et que c’était de l’appropriation culturelle, que c’est okey pour autant. Si le projet était encore en ligne, j’aurais pu demander d’ajouter les significations meme si ça n’aurait pas été la meilleure des solutions (qui aurait été de refaire le logotype).
Âme : On peut expliquer les symboles et les éléments graphiques dans une page du site : voilà à quelle culture ça renvoie, ce qu’il signifie, etc. Pour s’assurer qu’il y ait au moins un minimum de visibilité de la culture.
Jojo: Prendre ses responsabilités en tant que communiquant·es au final ! Par exemple sur ce projet (en anglais), la personne explique les symboles de chaque packaging, leur historique dans la culture, pourquoi ça a été utilisé, etc. C’est une solution !
Âme : Et prévenir aussi les client·es en face de nous, en expliquant qu’on l’a fait car la personne le voulait. Mais que c’est de l’AC. Et que si y’a un backlash, on l’aura prévenu. Que si elle peut intégrer le résultat des recherches, analyses, dans ses élément de communication. Qu’elle les utilise en étant conscient·e de ce que ça signifie. Toi en tant que designer, t’as fait une partie du taff, tu l’as prévenu.
Sinon je vois parfois des choses où à la place de choisir un symbole connu du domaine, on va trouver un symbole un peu plus niche, moins connu, car ça fera un peu plus “stylé” et que ça fera comme si je m’y connais mieux que les autres. Ça on peut éviter aussi, ça ne sert à rien.
Des cultures invisibilisées par un manque de connaissances
Jojo: Là on a parlé des projets qui s’inspirent/s’approprient d’une culture. Mais dans le cas où la culture n’est pas centrale et que la personne aime juste l’univers autour. Et on nous demande de nous inspirer pour l’aspect esthétique : les patterns, les symboles, de la mythologie, des fresques. Est-ce que c’est okey ?
Âme : Non [rigole]. Je ne sais pas ce qui est le plus problématique : le fait d’utiliser un symbole car on fait un business sur le wax donc on met du wax partout. Ou on fait un business qui n’a rien à voir mais on met du wax partout car on trouve ça joli ! Je pense le 1er mais le 2ème est pas mal non plus car on prend un élément juste pour son esthétisme. On vide le symbole de son essence.
Jojo: Je le vois pas mal avec des packaging de chocolat, qui s’inspire des mythologies inca, maya ou toltèque et qui utilisent des illustrations ou des portraits de figures divines ou inspirées du style graphique des livres ancestraux. C’est comme si on mettait Jesus sur un produit qui n’a rien à voir, juste pour l’esthétisme.
Âme : Je pense que y’a une incompréhension car tu parles de Jésus mais en soit, ça se fait déjà ! Y’a beaucoup de sticker, poster, avec des nonnes portant des pistolets, des icônes remasterisées en version moderne… Du coup, les gens peuvent se dire “on fait ça avec la religion chrétienne, on va pas nous emmerder avec des “sous-religions”.
Déjà, d’une part ce n’est pas parce que ça se fait et que certaines personnes chrétiennes l’acceptent qu’on doit le faire partout. Votre opinion n’est pas universelle (je dis vous au sens large). D’autre part, y’a cette notion de hiérarchie qui est très importante. Le christianisme est une des religion monothéiste les plus connues, une des plus visibilisées car représentative de l’Occident. Donc tout le monde connait les mythes bibliques. Donc si on détourne le symbole, on reconnaitra tout de même le symbole d’origine car on l’a appris à l’école !
Alors que d’autres cultures, si on les détourne, personne ne les connait et les gens vont croire que ce sont les vrais symboles. Et tout le monde partira là-dessus sans connaitre la base. On ne peut pas jouer de la même façon avec ces symboles car il y a une différence de reconnaissance. Car l’un, on le connait, on connait l’histoire. L’autre, on participe à invisibiliser une culture qu’on ne connait pas à la base.
Jojo: Okey et est-ce qu’on peut dire que s’inspirer de la Suisse ou de l’Italie, au niveau de l’esthétisme ou de produits, c’est aussi de l’AC ?
Âme : Je pense que y’a différents degrés. En tant que français·e, pour un certain type de pâte par exemple on sait que ça vient d’Italie. On a les connaissances et conscience que si on va dans un resto tenu par des personnes non italiennes, on ne sera pas sur des plats traditionnels. Si on va dans un restaurant “cuisine du monde” et qu’on te sert des nems en entrée et un pad-thaï en plat principal, la personne lambda ne saura pas que les nems, ce n’est pas chinois mais ça vient du Vietnam. Et que la Chine a sa version des nems mais légèrement différente. Et que le pad-thaï c’est thaïlandais. Mais ce sont des connaissances moins connues et à partir de ce moment là, on bascule dans l’AC.
Et pour revenir à l’Italie, elle n’a pas besoin de plus de représentation par rapport à la culture française, car elle est bien valorisée. Y’a peu de confusion, ce qui n’est pas le cas avec d’autres pays, qui sont considérés comme des pays du sud et perçus comme des continents. On parle de plat africain, de plat asiatique, de tresses africaines…
Jojo : Sur cet aspect des continents, souvent je donne l’exemple que personne va me dire que je suis européen. On dira que je suis français. Mais par contre, on dira souvent qu’une personne est africaine ou asiatique ou sud américaine… Alors que ce sont des continents, pas des pays. Je mettrais des schémas en dessous pour imager le principe de hiérarchie.
Exemple : Schéma d’une balance qui illustre la culture française à gauche et la culture italienne à droite. Elles sont équilibrées car autant connues l’une que l’autre. Lorsqu’un élément de la culture italienne est pris et incorporé dans la culture française, on sait de suite que cela provient de la culture italienne. Il y a reconnaissance et l’équilibre est maintenu.
Exemple : Schéma d’une balance qui illustre la culture française à gauche et la culture mixtèque à droite. Elles sont déséquilibrées la culture française est plus lourde car plus connue et visible que la culture mixtèque, qui est plus légère car moins connue. Lorsqu’un élément de la culture mixtèque est pris et incorporé dans la culture française, on ne sait pas qu’il est de la culture mixtèque. Il y a invisibilisation et la balance mixtèque devient encore plus légère alors que celle française s’alourdit.
S’inspirer sans s’approprier
Jojo : Comment nous, designer, graphiste, on peut s’inspirer sans s’approprier ?
Âme : Je pense que le plus important, c’est de donner crédit et de dire d’où on s‘est inspiré. En soit y’a pas mal de s’inspirer. Il faut faire ses recherches et ensuite spécifier que “je me suis inspiré·e de telle chose qui veut dire telle chose” avec des liens qui renvoient vers des personnes qui parlent de ces sujets. Comme ça tu visibilises et élèves les voix des personnes don c’est la culture. Je suis en étude de littérature à côté et ça me rappelle les thèses. Tu as le droit de citer des gens mais déjà, tu cites. Tu mets entre guillemet la citation de base, mot pour mot. Tu mets une astérix, tu renvoies en bas de page, tu donnes le nom de l’autaire, le nom du livre la page, un lien… Quand tu a fait tout ça, tu peux reformuler, la questionner, etc. Mais tu pars de la base en donnant au max des détails d’où ça vient.
C’est pareil avec le graphisme : tu as le droit de t’inspirer mais tu dois donner un maximum d’infos de ses origines.
Jojo : Au final dans tout milieu, on peut avoir cette posture : rédacteurice, devéloppeureuse, graphiste. On peut prendre position, expliquer, visibiliser, renvoyer vers des recherches… !
Pour toute personne qui souhaite faire un business autour d’un aspect traditionnel d’un culture qui n’est pas la sienne, posez vous la question « pourquoi ? »