Graphisme et stéréotypes de genre : pourquoi genrer une couleur, c’est nul.

mars 2022Comm' inclusive & Graphisme Temps de lecture estimé : 20 mn

Vous avez déjà vu un bâtiment féminin ? Ou un verre masculin ? Moi non. Pourtant des typographies et des couleurs féminines, il y en a à la pelle si on s’écoute. Et c’est de cela dont on va parler dans cet article, de toutes les composantes graphiques que l’on genre par habitude et surtout, à cause de nos stéréotypes et biais cognitifs.

Vocabulaire et infos

  • biais cognitif : schémas de pensée qui permettent de se faire un jugement ou de prendre une décision rapidement. Les biais peuvent être positifs, négatifs ou neutres. Ils sont présents dans de nombreux domaines comme les relations sociales, la logique, la perception de notre monde… Ils sont souvent utilisés dans la publicité ou dans certaines méthodes marketings bif-bof.
  • stéréotypes : représentations simplifiées et réductrices d’une personne et/ou d’un groupe social. Peuvent se baser sur les attributs physiques, moraux et/ou comportementaux qui sont censés caractériser les personnes. Ils peuvent être négatifs, neutres ou positifs mais dans les trois cas ils réduisent plusieurs personnes, toutes différentes les unes des autres, à des caractéristiques simplifiées et souvent caricaturales.
  • stéréotypes de genre : caractéristiques physiques, rôles, traits de personnalité que l’on attribue à une personne en fonction de son genre (souvent féminin/masculin). Par exemple, les femmes sont douces et les hommes sont forts.
  • /s : marqueur de ton en fin de phrase pour signifier quand je fais du sarcasme (car bon, ayant moi-même du mal à comprendre parfois si les gens blaguent ou non, autant que je sois clair avec vous !)
  • masculinité toxique : modèle d’éducation qui réfèrent à certaines « normes » du comportement masculin et qui a impact sur la société et les hommes eux-mêmes (les hommes doivent être forts et combatifs, ils n’ont pas le droit de montrer leurs émotions…)

Mon propos sera binaire, majoritairement une perception européanocentrée et parlera des stéréotypes de genre uniquement. Je ne parlerais pas de biais validistes ou racistes dans le graphisme.

J’ai essayé d’être le plus neutre avec des exemples concrets + en retirant cookies et cache à chacune de mes recherches mais les résultats peuvent être biaisés par mon historique. Étant donné le schéma répétitif que l’on retrouve dans le graphisme, cela n’entachera pas le propos.

Un grand merci à Kim et à Bérénice de « Lecture sensible » sur Instagram pour leur relecture et corrections ❤️

Bonne lecture à vous !

Le sommaire :

Introduction

J’ai eu envie d’écrire cet article après avoir lu une énième fois sur Instagram « cette couleur est féminine, douce, et montre la délicatesse des femmes. » J’étais énervé, pas qu’on parle de douceur ou de délicatesse mais plutôt de l’idée qu’une couleur EST féminine CAR elle est douce et délicate. Je me suis demandé si c’était moi qui comprenais mal le propos ou si je m’énervais pour rien. Alors je vous ai demandé ce qu’était pour vous un design féminin et un design masculin. Le résultat est sans appel, nous avons toustes le même imaginaire autour.

  • Design féminin : doux, pastel, rose, fruité, rond, élégant, fin, élaboré, flashy, émotif, courbé, qui évoque les archétypes physique du féminin, fleuri, épuré, souple, poétique, joyeux, délicat, coloré, typographies fines ou manuscrites, images avec des personnes, sensible, dépassé, équilibré, avec de la nuance, végétalisé, clair, ce que l’on veut, un non-sens, mignon, aéré, centré sur l’affect et le care.
  • Design masculin : typographie épaisse et bâtons, couleurs saturées et contrastées, sombre, dur, piquant, fort, carré, bordeaux, symétrique, épais, autoritaire, anguleux, large, ligne droite et directe, bleu, linéaire, droit au but, strict, ennuyeux, sec, chargé, angle droit, pixel, brut, sobre, plus froid, centré sur le produit, mainstream, dépassé, industriel, aluminium, couleurs primaires, très épais, massif, classe, ça sent l’eau de Cologne , peu de couleurs, dynamique, pas de finesse, un truc carré et rige et moche.

Il y a eu 37 réponses uniques. Donc 37 personnes pensent pareil, même si iels ont conscience que ce sont des stéréoypes. Pour que les stéréotypes existent, il faut bien qu’ils viennent de quelque part, non ?

Le marketing genré, qu’est ce que c’est ?

L’image a un impact sur notre compréhension du monde et des relations sociales. Que ce soit à travers la publicité, le cinéma ou les photographies, ce que l’on voit façonne notre regard avec la précision d’un chat qui griffe notre canapé. Pour cette raison, l’image est un merveilleux outil de marketing qui peut être utilisé à bon ou à mauvais escient.

Le marketing genré, c’est le fait de segmenter la réflexion, la production, la distribution et la communication d’un produit ou d’un service vis à vis du genre de sa cible et des comportements et attentes qui leur sont attribuées.

(Source : le site infonet, définitions marketing)

À la base, le marketing genré n’est pas une si mauvaise idée : le principe est de proposer à chaque personne un produit qui correspond à ses attentes. Le marketing genré n’est pas non plus interdit et n’est pas évoqué dans la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité entre les femmes et les hommes . Pourtant, il y a des problématiques autour du marketing genré qui créent des discriminations comme le sexisme, la non prise en compte des personnes non-binaires et/ou agenres et qui appuie sur la masculinité toxique.

Je reviens sur cette phrase qui est la base de tout ce qui va suivre »segmenter la réflexion (…) vis à vis du genre de sa cible et des comportements et attentes qui leur sont attribuées. » Définir un produit vis à vis des attentes et des comportements d’une cible, c’est se baser sur des enquêtes, des test utilisateurices mais aussi sur des stéréotypes de genre. En d’autres termes, c’est proposer une mousse à raser aux senteurs boisées illustrée par un volcan en fusion pour les hommes en recherche de virilité et un gel intime rose avec des petites fleurs douces pour capter l’attention des femmes discrètes. J’imagine parfaitement vos têtes, vous en avez sûrement marre de voir des produits de ce type dans les rayons du supermarché ! Car oui, en 2022, ça existe toujours comme l’atteste le compte Instagram Pépites Sexistes.

Mais le marketing genré ne s’arrête pas seulement aux produits de la grande consommation comme les cosmétiques, les vêtements, voir les produits de première nécessité. Il peut aussi être utilisé par des petites structures ou des personnes entrepreneureuses comme vous et moi lorsqu’on réfléchit à notre cible et qu’on se demande « ma cible est plus féminine ou masculine ? ». À partir de cette question et même si on a déconstruit des stéréotypes associés aux genres, nous en ferons toujours car… Concrètement, que dit-on, comment le dit-on et que montrons nous pour cibler plutôt une femme ou plutôt un homme ? Ceci est la question à un million et je vous invite à y refléchir car personnellement, je n’ai jamais trouvé la réponse.

Pour être encore plus explicite, voici un exemple tiré d’une expérience que j’ai eu. Une personne avec qui j’ai travaillé il y a fort-fort longtemps m’a dit au début de notre collaboration « J’ai envie de bosser uniquement avec des femmes car c’est important pour moi de leur offrir un espace à elles » Elle a continué par m’expliquer qu’elle voudrait « un univers graphique féminin, doux, léger et qui mette en confiance ». Quand on a parlé typographies, elle souhaitait « des typographies élégantes et féminines”. Je lui ai demandé ce qu’était une typographie féminine : elle m’a montré des typographies à la main, toutes en courbes et en rondeur. C’est là qu’on tombe dans des stéréotypes de genre.

En quoi une typographie manuscrite serait plus féminine qu’une typographie bâton ? Pourquoi parle-t-on d’identité visuelle féminine ou de couleurs masculines ? En quoi choisir un élément graphique en lui attribuant un genre peut autant perpétuer les stéréotypes que les produits de la grande distribution ?

Dans cet article, nous allons d’abord présenter les différentes composantes graphiques qu’on a l’habitude de genrer et en quoi c’est souvent stéréotypé. Ensuite, on parlera de la complexité de ne pas le faire. Enfin je vous partagerais quelques astuces pour travailler son rapport au graphisme genré.

Que genre-t-on en graphisme ?

Nous sommes en 2022 mais malgré tout, certains traits de personnalités sont encore accolés à des genres. On s’en rend surtout compte quand on sort de sa bulle, qu’un oncle nous rabâche que les femmes ne savent plus se taire ou que les hommes ont perdu de leur virilité, qu’on lit la presse ou qu’on se rend sur Linkedin. Pardon c’était tentant pour Linkedin aha, mais quand je lis certains commentaires où on dit à une femme qu’elle devrait se calmer dans son propos, ça me fatigue.

J’ai analysé divers articles de presse sur le net mais aussi le vocabulaire utilisé sur des sites de maquillage, de vêtements, de cosmétiques, d’horoscopes pour vous sortir quelques mots qui sont souvent accolés aux genres et qui nous servirons pous nos analyses graphiques après.

  • Féminin signifierait : sincérité, humble, calme, ne recherche pas l’attention ou à l’opposé manipulation, joie, calme, douceur, cultive le mystère féminin (??), empathie, émotions, en recherche de confiance.
  • Masculin signifierait : force, indépendance, assurance, intelligence, opportunisme, maturité, en recherche de virilité, puissance.

En plus des stéréotypes de genres promulgués, cette distinction dans les traits de personnalités entre le genre féminin et le genre masculin appuie sur l’idée qu’il existe bel et bien une binarité des genres et que si on ne se reconnaît pas dedans, on est inexistant·e (pourtant j’écris cet article et j’existe).

Les couleurs

En graphisme et en marketing, on utilise très souvent la psychologie des couleurs pour choisir la palette qui correspondra aux valeurs que l’on souhaite partager. Même si très utile, la psychologie des couleurs a un problème fondamental : le ressenti final dépendra en majorité du contexte d’utilisation (où est-elle utilisée), de la façon d’être utilisée (par petites touches ou grande surface) et de l’expérience de la personne qui la voit (la cible). Regardons le rouge : il s’agit de la couleur de la passion et de la colère selon la psychologie des couleurs mais elle est pourtant utilisée par… la Croix-Rouge ! Donc au delà de ce qu’une couleur peut transmettre fondamentalement, le contexte, son utilisation et la personne en face sont aussi importantes. Pour l’anecdote, le logo de la Croix-Rouge est l’inversion du drapeau suisse pour rappeler le lien entre la Suisse et la 1ere convention de Genève de 1864 où la Croix-Rouge a été officiellement créé.

Lorsqu’on tape “feminine colors palette” sur Pinterest ou Google, on se retrouve face à deux tendances. La première est un camaïeu de rose, rouge, violet, orange, le tout clair et léger. La seconde est plus énergique voir flashy. Pour “masculine colors palette”, les couleurs sont contrastées, dans les bleus et verts, foncées ou alors tirant sur les gris.

Résultats pour « feminine colors » :
pastilles de couleurs roses, rouges, oranges et beige, couleurs légères, assez douces ou lumineuse

Résultats pour « masculine colors » :
pastilles de couleurs bleu foncé, vert foncé, jaune soleil, rouge brique

En analysant factuellement ce qui en ressort, les couleurs dites féminines sont douces, discrètes ou énergiques. Celles masculines sont plus posées, plus fortes en terme de pigmentation et plus visibles. Cela ne vous rappelle rien? La douceur n’est-elle pas une caractéristique que l’on présuppose « féminine » et l’assurance « masculine ? »
Pour étayer le propos, j’ai fait la même recherche sur des émotions à travers les mots « soft, calm, cute colors » (douceur et calme) et « power, bold colors » (pouvoir et force). Les premières sont dans les mêmes teintes que les « feminines colors », les secondes tendent vers les « masculines colors ». Même si plus colorées, elles restent très contrastées.

Résultats pour « soft, cute et calm colors » :
pastilles de couleurs roses, rouges, oranges et beige, couleurs très légères et peu contrastées

Résultats pour « power, bold colors » :
pastilles de couleurs bleu foncé, vert foncé, jaune soleil, rouge brique

On peut voir dans les exemples que, plus que la couleur en tant que telle, c’est sa pigmentation qui joue un rôle dans notre perception : les couleurs claires semblent plus féminines et les couleurs foncées plus masculines. Factuellement, les couleurs claires seront moins visibles et moins contrastées que les couleurs masculines. Vous voyez où je veux en venir ? Discrétion versus visibilité… Hum hum.

Les couleurs n’ont pas de genre prédéfinis. Les couleurs féminines, cela n’existe pas, il y a des nuances claires et des nuances foncées, des couleurs pigmentées et d’autres délavées, des bleus doux et des bleus puissants. Et oui on peut utiliser un bleu puissant et ne pas être tourné vers une cible masculine (regardez mes couleurs🦊) Mais cet exercice comparatif nous démontre bien que les couleurs calmes, douces et délicates sont perçues comme féminines et les couleurs puissantes et contrastées comme masculines. Finalement, ne serait-ce pas la société, le pays, l’époque et les usages qui donnent aux couleurs un genre ? Mais aussi, nous, graphistes ou entrepreneureuses, quand on parle d’identité visuelle aux couleurs masculines ou que l’on demande « une couleur plus féminine » ? Méditons ensemble là-dessus.

Un exemple pour étayer mon propos : Dans cette marque de compléments alimentaires, deux produits sont « pour les hommes ». Je vous laisse deviner lesquels vis à vis des couleurs !

boites de compléments alimentaires de différentes couleurs disposées sur deux lignes. La première est composée de boite rose, noir, rouge et or. La seconde de rose, jaune, beige et bleu très clair.

Les formes et l’ambiance globale

Moins connu que les couleurs, les formes graphiques sont aussi souvent genrées (et vos retours présentés dans la liste du début l’attestent). Pour cette partie, je me suis intéressé au site Creative Market en tapant « feminine » et « masculine » dans les templates de réseaux sociaux et de logos. J’ai aussi fait une recherche autour des packagings de cosmétiques connus.

Résultats pour « feminine » templates » en haut et « masculine templates » en bas :
 en haut, templates instagram de couleurs beige, rose et jaune claire avec des formes arrondies et des traits fins. En bas, templates instagram avec des couleurs contrastées, sombres, des formes épaisses et géométriques.

Résultats pour « feminine logos » en haut et « masculine logo » en bas :
en haut, les logotypes comportent des lignes fines et courbées. En bas, les logotypes comportent des formes géométriques, plus épaisses.

En analysant les visuels, il semble qu’on attribue davantage des formes arrondies, énergiques, des lignes fines et courbées à un graphisme féminin. Les formes sont aussi nombreuses. À l’opposé, les éléments graphiques géométriques, angulaires et pleins seront attribués à un graphisme masculin. Mais ils sont moins présents que sur les visuels « feminine ».

Qu’est ce que cela transmet ? Les formes féminines sont en général fines, aériennes, arrondies et nombreuses ce qui peut créer davantage d’émotions. Celles masculines sont plus dures, posées, sobres et peu nombreuses, les univers reposant en partie sur le texte et la photo. Mon analyse personnelle est que le manque d’éléments graphiques pourrait donner un côté plus sérieux alors que les univers féminins seraient plus axés sur les émotions. Mais à vous de réfléchir à ce que cela vous fait ressentir !

Exemple pour la marque de L’Oréal : En gauche de l’image, la gamme de cosmétiques homme présente des packaging très sobres, noir avec une touche de orange. Il n’y a quasi aucun éléments graphiques dessus. La gamme original, à droite, joue plus sur les formes et lignes arrondies pour venir soutenir les couleurs orange et rose. Le graphisme des textes est aussi intéressant à comparer. Cela nous permet de faire une belle transition sur les typographies !

Les typographies

Pour les typographies, je me suis intéressé au site Myfonts en tapant « feminine » et « masculines fonts » puis en faisant le même travail avec « sweet, calm fonts » (douce, calme typographies) et « bold, power fonts » (puissance typographie). J’ai aussi regardé du côté des couvertures de livres pour enfants. La couleur des visuels a été retiré pour que l’on s’intéresse aux typographies pures.

Résultats pour « female/feminine font » en haut et « sweet, calm fonts » en bas :
6 exemples de typographies.

Résultats pour « male/masculine font » en haut et « bold, power fonts » bas :
6 exemples de typographies

À nouveau, c’est intéressant de se rendre compte que les recherches « feminine font » et « sweet, calm » ont des résultats graphiques très proches : des typographies assez rondes, aux lettres fines, ornementées, avec des ligatures et en minuscules. Pour « masculine font » et « bold, power », un schéma se répète aussi mais de façon moins marquée : les lettres sont épaisses, souvent en capitales, géométriques et droites. Quand il y a de la manuscrite, la ligne rappelle les signatures (moins décorative) ou est plus grasse que les manuscrites féminines. En général, nous retrouvons les mêmes caractéristiques évoquées au-dessus : finesse, douceur et délicatesse pour les typographies perçues comme féminines et force, caractère et contraste pour une typographie perçue comme masculine. Cela se vérifie sur les livres genrés pour enfants!

Résultats pour « livres pour garçon et livres pour filles » : Les typographies pour les livres trouvés à « garçons » sur la Fnac sont droites et épaisses, sans courbes. Celles des livres trouvés à « filles » sont rondes et plus dansantes.

4 couvertures de livres

Et les chiffres, ça dit quoi ?

En 2009, l’université de Namur en Belgique a réalisé une étude sur les préférences des graphistes en terme de webdesign et si elles étaient liées à leur genre. L’étude utilise les termes « females and males » (et non « women et men ») et « gender ». Pour autant, je préfère partir du principe que l’étude a des biais et que seules des personnes cisgenres étaient interviewvées. De même, l’équipe précise que l’étude a été faite sur un petit échantillon (30) de sites web académiques/gouvernementaux et 90 questionnaires (55 répondus par des hommes, 35 par des femmes), ce qui ne permet pas de généraliser les résultats. Enfin je ne suis pas statisticien qui parle anglais aha donc il est possible que j’ai fait des petites erreurs de compréhension sur la méthodo mais je suis sûr d’avoir compris la conclusion !

L’étude consistait en 2 parties : la première était de trouver 15 sites créés par des femmes et 15 par des hommes grâce aux mentions légales. Ensuite, des hypothèses ont été formulées telles que :

  • Les femmes utilisent plus de typographies différentes sur les sites que les hommes
  • Les hommes ont des sites plus « technologiques » que les femmes
  • Les femmes utilisent plus d’émojis et d’icônes que les hommes
  • Les femmes et les hommes utilisent différemment les couleurs de fond
  • etc

Ensuite, les sites web ont été analysés selon plusieurs méthodologie statistiques pour valider ou invalider les hypothèses. En complément, un questionnaire a été réalisé dans une classe de design pour comprendre les préférences de chaque étudiant·e puis leur façon de designer leur propre site web.

Ces deux analyses ont permis de conclure qu’il était en général impossible de valider ou d’invalider les hypothèses faites.. Certaines préférences ressortent mais ne sont pas systématique comme l’utilisation d’icônes et/ou d’émojis (sur les 30 sites, seulement 5 en comportaient et bien que les 5 aient été designés par des femmes, cela ne permet pas de valider l’hypothèse). Au niveau du questionnaire, la conclusion est asssez similaire, il n’y a pas de différences notables en terme de préférences de couleurs, d’utilisabilité ou de mise en page. Par contre certaines préférences ressortent mais pas à 100% validées car il y a des différences au sein même des groupes. Exemple : certains hommes n’aiment pas les designs aérés alors qu’une majorité des femmes sont neutres ou préfèrent les designs aérés.

→ Découvrir l’étude « Gender differences in graphic design for the web. »

Pour conclure cette partie, je vous invite à regarder autour de vous que ce soit dans la publicité, sur les feeds Instagram, sur vos sites web favoris, quels composants graphiques (couleurs, typographies, formes, icônes…) sont utilisés et ce qu’ils vous font ressentir. Ensuite, demandez vous si vous vous êtes dit « ah c’est féminin/masculin » et si oui, pourquoi ce ressenti. Je vous assure que vous allez être surpris·e de vous rendre compte qu’on est encore loin d’avoir détricoté les stéréotypes de genre dans notre perception du graphisme.

Bien entendu, j’entends entièrement l’argumentaire du « les goûts et les couleurs ». Mais les goûts sont formés par notre éducation, notre vécu et notre vision de la société. Les filtres et tags choisis et utilisés sur les sites comme Creative Market, MyFonts ou Pinterest sont aussi issus de nos propres recherches et d’algorithmes (donc de l’humain derrière). Si on cherche « calm font » et qu’on tombe uniquement sur des typographies qui sont elles-mêmes taguées en « feminine font », le risque est que notre cerveau fasse un raccourci et une association (merci les biais), quoi qu’on en dise. Sur ce point, il est intéressant de souligner que sur Instagram :

  • le hashtag #FeminineBranding a 16 218 publication
  • le hashtag#FeminineLogo a 10 199 publications
  • le hashtag#MaleLogo a 59 publications
  • le hashtag #MasculineBranding a 40 publications

Et si on peut croire que le #FeminineBranding mettrait en avant des femmes entepreneuses brand designer, que nenni. Ce sont bien des visuels, des couleurs, des mises en page et des identités visuelles ! À nouveau, je vous laisse méditer sur la raison de cette différence de publications autour de ces # et ce que cela peut ancrer dans nos esprits à force de répétition.

Pourquoi c’est compliqué de ne pas genrer du design ?

Parce que… le marketing

Nous avons évoqué le marketing genré au dessus et c’est l’un des principal problème sur la difficulté de ne pas genrer le design. Car nous y sommes habitué·es et que cela fonctionne. Segmenter le marketing vend plus et utiliser des codes visuels (couleurs, typographies, formes) qui semblent nous cibler, nous fera acheter plus vite. Si on achète plus vite, les études montreront que continuer un marketing genré et un design genré fonctionne. Et c’est là que nous arrivons dans une boucle bien vicieuse.

On le voit en ce moment avec la consécration du maquillage pour hommes. Permettre aux hommes de se sentir ciblés par du maquillage, je suis pour mais cela ne règle pas le soucis des stéréotypes de genre, au contraire !
Quand les packagings de marques de maquillages « pour femmes » sont sur un registre coloré avec des textes en minuscules et des formes arrondies, ceux pour hommes prennent le virage des couleurs brutes, avec peu ou pas d’éléments graphiques, du produit caché (comme chez « Boy de Channel » où le fond de teint n’est pas visible) et d’une typographie imposantes et aux lettres capitales.

6 exemples de packaging de maquillage pour femmes et pour hommes

Et puis pourquoi créer une branche pour homme alors que… le maquillage c’est pour tout le monde ? Des marques l’ont bien compris comme Estampe Cosmetics, Fluidebeauty, Aesop ou encore les vêtements Lucy and Yak…

Parce que le graphisme neutre… n’est pas neutre.

On parle de plus en plus du « gender neutral design », le design genré neutre, et qu’il faudrait être dans la neutralité pure pour éviter les stéréotypes de genre. Sauf que :

  • Le neutre sera différent en fonction de qui le crée car nous avons toustes nos stéréotypes, notre vision du neutre et nos biais. Personnellement j’imagine un graphisme noir et blanc sans aucune icône ou forme et avec une typographie bâtons. Est-ce-que votre définition du graphisme neutre est la même ?
  • Le neutre sera perçu différemment en fonction de qui le regarde vis-à-vis de son vécu, son éducation et son rapport à l’image.
  • Quand on recherche « gender neutral color/design/icon/packaging », on tombe soit sur des beiges soit sur des bleus et des gris. Les formes sont droites, minimalistes. Dans le graphisme pur, le neutre semble se rapprocher de la « douceur », qu’on accole à la féminité. En packaging, on se rapproche plus de codes masculins comme la géométrie, le manque d’éléments graphiques, etc (on me siffle dans l’oreille que le masculin est le neutre hihi /s)

Je vous ai demandé ce qu’était pour vous un design neutre et voici ce qui en ressort : couleurs non genrées, professionnel mais agréable, couleurs claires avec des couleurs plus marquantes, mélange de style de typographies, un visuel qui attire le regard de toustes, sobre avec une dominance blanche et des touches foncées, une base blanche/grise/beige, couleur verte, beige accompagné de pleins de couleurs, simplicité et essentiel, coloré et épuré, blanc, qui pétille, avec du jaune, rare (hihi j’ai rigolé), des typographies fortes et amusantes, tout voir n’importe quoi, un design qui donne la sensation qu’il est pour tout le monde, minimalisme et efficace, couleurs passe-partout, accessibilité, tout, non-genré, n’importe quel design, un design qui ne fasse référence à aucun cliché, un entre deux, blanc, qui pétille, avec du jaune et des formes organiques, un design clair, fluide, doux mais dynamique.

À vous de vous faire une conclusion mais à la différence du design féminin et masculin, je dirais qu’il en ressort qu’un design neutre n’a au final pas de définition. Bien que l’aspect « sobre » soit central, on va du blanc au beige en passant par du jaune, des couleurs pétillantes puis du gris. Des formes organiques mais minimalistes, des typographies amusantes à professionnelle. La seule chose en commun est de ne pas surfer sur les stéréotypes finalement.

Ce n’est pas l’anatomie des lettres qui déterminent leur féminité. C’est notre perception de la féminité qui déterminent notre perception de la forme des lettres.

Citation de Marie Boulanger pour sa thèse « XX, XY: What Happens When We Gender Type? »

Comment ne pas perpétuer les stéréotypes dans le graphisme ?

Je ne suis ni pour le marketing genré, ni pour le design genré ou neutre. Je suis pour un designsensible aux genres mais pas sur les imaginaires que les genres créent. Je suis davantage sur le factuel, en écoutant les besoins des personnes, où qu’iels se situent sur le spectre du genre. Peut-être que vous vous demandez où est la différence ? L’exemple qui me vient en tête est que si j’ai à créer une identité visuelle pour une marque de sous-vêtements menstruels, je ne dessinerais pas des icônes de clitoris ou de vagin et je ne mettrais pas uniquement des photos de femmes ou de personnes perçues comme femmes.

Je considère que mon rôle en tant que graphiste est de créer des univers justes, à l’écoute et cohérents avec les valeurs de ma clientèle et de ses cibles, tout en faisant de mon mieux pour inclure tout le monde (quelque soit les genres, la santé, la mobilité, les religions, les origines, le statut socio-professionnel, etc).

Voici quelques conseils que je mets moi-même en place pour dissocier graphisme et genres.

En tant que graphiste ou personne créant son univers visuel :

  • Ta cible n’est pas qu’un genre. Je considère que le genre ne devrait pas affecter le choix de l’univers graphique. Ta cible a des passions, une psychologie, des besoins, des manques, des peurs. C’est plus sur cela que tu peux travailler pour en définir des codes graphiques.
  • Tu peux mélanger des codes habituellement genrés entre eux : une typographie manuscrite aux lettres fine avec des couleurs contrastées et fortes ; un camaïeu de beige et de jaune avec des éléments graphiques pétillants et une typographie épaisse… Si cela est pertinent pour visibiliser les valeurs du projet, son univers, pourquoi ne pas le faire ?
  • Pense global : normalement, ton univers graphique est composé de couleurs, de typographies, de photographies et de formes graphiques. C’est l’ensemble qui créera l’ambiance et pas les éléments pris séparément. Ce n’est pas parce qu’une couleur est dite « douce » que l’univers sera doux.
  • Quand tu présentes ton travail à ta clientèle, évite d’utiliser des termes genrés pour parler de son identité. Adieu les « logos féminins, les couleurs masculines et les typographies féminines ». Utilise plutôt des termes factuels « couleur pigmentée, typographie rondes, formes géométriques ». De même, dire que l’on crée des « identités visuelles féminines » est un non-sens à mes yeux. Si tu crées des identités visuelles pour des femmes entrepreneuses, dit le ainsi, non ? Détachons le design du genre car les paillettes, c’est pour tout le monde.
  • Analyse tes choix graphiques (couleurs typographies, formes) réalisés lors de tes anciennes collaborations pour voir si ces choix ont été faits en partie vis à vis du/des genres de ta cible. Sois honnête envers toi-même. En prendre conscience te permettra de travailler ces biais.

En tant que personne qui est clientèle d’un·e graphiste :

  • Évite d’utiliser des termes genrés pour expliquer ta demande. Pour cela, essaye de réflechir au delà du genre de ta cible et plus sur ce que tu veux transmettre ! De la douceur ? Il n’y a pas que le rose et le beige qui sont doux. De la force ? Tu peux avoir des formes arrondiespuissantes !
  • Lorsque tu fais des retours sur l’identité visuelle proposée par taon graphiste, si les mots qui te viennent sont « c’est trop féminin/trop masculin pour moi », tente de creuser plus loin pour comprendre ce qui te dérange. C’est peut-être tes stéréotypes qui parlent ou tes peurs d’être associé·e à un imaginaire faussé par le marketing. Car c’est tout aussi important de contrer les stéréotypes de genre que de se réapproprier des codes qui ont été connotés négativement alors que… ce ne sont que des couleurs après tout ?

La clientèle recherche un produit qui répond à ses besoins, pas un produit qui les force à être dans des rôles genrés traditionnels.

(Source : « It’s time to look beyond gendered food and drink » par Marcia Mogelonsky, Mintel)

Exemple de graphisme que je considère « gender sensitive »

L’identité visuelle d’Estampe Cosmetics par Lucie Colin

Maquillage non genré, l’univers graphique d’Estampe mêle divers codes graphiques habituellement genrés (couleurs beiges, marron, bleu, foncées et claires avec une typographie épaisse…). Le travail d’icônographie se veut inclusif en représentant des traits physiques (oeil, bouche…) plutôt que des corps entiers. Cela permet l’appropriation visuelle ! L’univers photographique joue aussi beaucoup sur le gender sensitive grâce à des photographies de tous profils de personnes.

extrait de l'identité visuelle d'Estampe avec une typographie épaisse, des pictogrammes de yeux, bouche en trait épais et sombre

L’univers graphique de Thinx (et ses diverses branches)

Thinx est une marque de sous-vêtements menstruels pour toutes les personnes reglées. Son univers graphique est tout en couleurs, optimiste avec des typographies géométriques et des éléments graphiques linéaires. Le tout apporte confiance car on ne cache rien, tout est bien visible et lisible (cela se ressent aussi dans le ton de la marque). Les illustrations utilisent des objets et formes géométriques pour représenter des thématiques et elles me font penser aux univers graphiques des années 70.

Le packaging de Fisix par l’agence Mucho

Gamme de shampoing et gel douche pour personnes sportives, Fisix est à la base créée par 4 hommes. Mais l’envie était surtout de proposer une gamme pour toute personne qui fait du sport et a des besoins spécifiques – comme des effets froid/chaud contre les courbatures. L’univers graphique s’inspire des terrains de sport et permet ainsi d’éviter les stéréotypes de genre !

packaging fisix de différentes couleurs : jaune, bleu cyan, fuschia, orange.

Conclusion

Le graphisme influence la société et la société influence le graphisme. C’est une boucle qui peut être vicieuse comme vertueuse. Nous le voyons aujourd’hui, de plus en plus de marques tendent vers un marketing moins stéréotypé car c’est une demande de la société. Et nous aussi, graphistes, brand designers, entrepreneureuses, nous pouvons jouer un rôle là-dessus!
Pas en neutralisant tout, pas en rendant le monde gris. Mais en travaillant nos biais, en écoutant les besoins des personnes et pas ce que l’on s’imagine et en prenant conscience que les mots et les images forment des réalités. Si on arrête de genrer des typographies, on pourra les utiliser sans craindre de créer un imaginaire biaisé. En parlant d’identité visuelle douce, on pensera seulement à la douceur évoquée, pas à la féminité. Et en redonnant leur essence propre à des éléments graphiques, on offrira à toustes un monde visuel moins stéréotypé.

Si l’article vous a plu, que certains points ne sont pas clairs ou que vous souhaitez juste en parler, vous pouvez me contacter sur mon instagram ou par mail. Vous pouvez aussi le partager à des personnes qui seraient intéressé·es ! Un grand merci pour votre lecture.

Sources et ressources

Plus que des sources en tant que telles (sauf l’étude de l’université de Namur), ces articles m’ont permis d’étayer mon propos, mes recherches et mon analyse. Les citations sont aussi issues de ces articles :